De bonnes connexions
Pour Florent Seguin, ses bords de Muselle étaient désormais synonymes de mangroves. Autres temps, autres mœurs, autres usages et autres utopies. Ses chèvres peuvent pâturer et nul besoin de tondeuse pour couper l’herbe du pré qui jouxte le petit moulin. L’alliance de Jean-Marie Blondieau et de Florent Seguin était faite d’une aura de mystère autour de ces deux-là. Certainement pas toujours d’accord, mais ils savent s’entendre dans certaines autres alliances politiques avec le petit monde des élus de la région d’Aurelcastel. S’entendre, et aussi se mésentendre car, bien entendu, tous n ‘étaient absolument pas sur la même longueur d’ondes, dans les mêmes courants, bien que, pour la plupart, ils se présentaient aux élections sans étiquette politique. Mais certains se distribuaient le gros fromage des subventions, pendant que d’autres étaient obligés de marcher à l’économie pour faire tourner leur commune. A Saint-Avit-les-Monts, on savait parfois tirer son épingle du jeu pour obtenir quelques subsides, quand la secrétaire générale de la mairie savait monter le dossier de subventions ou savoir comment l’obtenir. A Saint-Avit-les-Monts, on vit essentiellement sur ses propres fonds, qui passent par les taxes délivrées par la puissance de Monclair, l’empire commercial de la région d’Aurelcastel. Supermarket super pour les marchés. Et comme les rayons sont rarement vides, tout le monde se rue dans les allées pour faire le plein de choses obtenues grâce à de bons marchés. La place où s’était incrusté Monclair appartenait autrefois à d’honnêtes paysans, qui travaillaient dur la terre ou qui faisaient pâturer leurs bêtes pour obtenir un lait qu’ils vendaient sur le marché d’Aurelcastel, le jeudi, traditionnellement, ou pour les habitants de Saint-Avit-les-Monts qui ne possédaient pas de vaches. Du lait qu’ils transformaient aussi en fromage, qui n’avait aucune recette bien définie. Un simple fromage de vache où, si on restait un peu trop longtemps sans le consommer, finissait muni d’asticots, que les enfants mangeaient aussi, parfois. C’était une autre époque où l’hygiène dans les cours et les arrière-cours de fermes n’avait pas lieu d’exister. Aujourd’hui, avec Monclair, tout est propre et on avait depuis longtemps fait place nette pour que les terres des anciens agriculteurs deviennent des terres de grand commerce, où tout s’achetait dans des boutiques franchisées qui payaient un loyer au prix fort à Monclair. Un système bien rôdé et bien établi où les concurrences étaient extrêmes, entre l’hypermarché où tous les prix étaient tirés, et les boutiques franchisées, qui, souvent, ne pouvaient pas suivre les mêmes prix. Qu’importe, la proximité de Monclair assurait à ces boutiques, apparemment, d’avoir quelques clients, et parfois, même, de très bons clients. Pour l’alcool, Monclair avait le monopole. Seules quelques petites épiceries d’Aurelcastel pouvaient faire la pige à l’hypermarché avec leurs horaires d’ouverture plus qu’élargies. Mais Monclair est imbattable sur la variété des produits, et on pouvait même retrouver quelques breuvages locaux, comme des bières blondes qui poussaient à proximité des champs de blé du département. De quoi attirer assez de monde pour les apéritifs entre amis, les barbecues bien arrosés et les repas de famille dont une bonne part de la convivialité consistait dans le choix de bonnes bouteilles. Pour les membres du club de foot, c’était surtout le pastis siglé Pernod-Ricard et le rosé que l’on arrosait avec du sirop de pamplemousse. Punchs et bières faisaient aussi partie du paysage footballistique. De sérieuses passerelles s’étaient formées entre un employé du rayon alcool de Monclair également membre du club de football. Une économie parallèle s’était peu à peu formée. Certaines cibles bien choisies faisaient partie du cercle, dont certains parents d’élèves de l’école qui se connaissaient bien grâce à leurs enfants. Et certains employés de Saint-Avit-les-Monts étaient aussi parents d’élèves. Cédric Tondu était l’un d’entre eux. Son soin à protéger les sorties ou les entrées d’écoles, son uniforme et sa grande taille faisaient de lui une bonne plaque tournante. Bon mari et bon père, il ne crache pas non plus sur une bonne bière. On le remarquait au sang qui affluait à ses joues, à sa tête ovoïde et à ses yeux rieurs, mais parfois quelque peu vitreux. Cédric Tondu s’ennuie dans ses fonctions et la protection des enfants à l’heure des mamans ne suffit pas à tromper son ennui. Les employés de Saint-Avit-les-Monts formaient une bonne équipe. Pas forcément soudés, mais Jean-Marie Blondieau, pourtant libéral convaincu bien que sans étiquette, avait mis un point d’honneur à former une équipe de fonctionnaires plus ou moins zélés. Certains étaient des enfants de Saint-Avit-les-Monts. Pas forcément doués à l’école, mais eux aussi aimaient le bar du bourg du centre, la chasse, la pêche et certaines traditions. Tout ce petit monde formait une grande communauté. Certains étaient amis, d’autres étaient de simples connaissances. Mais les connexions étaient bel et bien établies, et le réseau fonctionnait plutôt bien. Cédric Tondu avait un œil dessus, lui le mari et bon père de famille, qui ne crachait jamais sur une bonne bière. Arrivé à 8 heures à son poste de police, il se poste à 8h30 aux abords de l’école pour faire la circulation. Départ à midi pour rentrer chez lui pour le déjeuner, retour à son poste de police à 13h30. A 17 heures, la journée de Cédric Tondu est finie. Avec les caméras de vidéoprotection, sa journée était toujours bien rythmée. Il faisait parfois quelques rondes dans les rues de Saint-Avit-les-Monts, les Avitiens pouvaient y voir sa voiture de fonction. C’est lui qui, à chaque échéance électorale, livre les nouvelles cartes d’électeurs aux habitants du village. C’est une de ses fonctions en tant qu’agent de police municipale. Et ce devoir là était toujours très bien exécuté. Cédric Tondu sillonne les rues de Saint-Avit-les-Monts quand il n’est pas à son bureau. Il surveille, se fait voir, montre qu’il est là, et souvent en toute discrétion. Il n’est jamais intervenu sur une grosse affaire de stupéfiants dont, pourtant, les petits trafics étaient devenus monnaie courante à Saint-Avit-les-Monts, ce bourg paisible et sans histoire où les petits de l’école deviennent, un jour, des grands du lycée d’Aurelcastel qui se retrouvent dans certains recoins pour s’exploser la tête à coup d’alcool fort, de shit mal coupé et de quelques petites pilules d’ecstasy. Chez leurs parents, c’était plutôt les apéritifs qui se prolongeaient à pas d’heures, les laissant souvent dans une petite torpeur rigolarde. Les mêmes effets d’engourdissement appréciés par Cédric Tondu qui ne trompait jamais vraiment personne avec son ennui et sa vie monocorde. En dehors de ses heures de service, il boit, et il retape de vieilles bicoques qu’il met ensuite en location. Au fil des années, grâce à ses émoluments et à ceux de son épouse, fonctionnaire elle aussi, mais d’État, il s’était constitué un petit patrimoine, de quoi le mettre à l’abri, lui et sa famille, à l’heure de la retraite dont on ne sait toujours pas s’il y en aura encore une dans un avenir proche ou lointain. Il est aussi une des chevilles ouvrières du club de handball d’Aurelcastel. Sa fille y faisait quelques petits miracles, et il s’était mis en tête d’entraîner l’équipe des filles avec une petite fermeté, et aussi beaucoup d’entrain rigolard devant l’enthousiasme des handballeuses d’Aurelcastel. Il est aussi un peu piqué de football car à Saint-Avit-les-Monts, le football, c’est sacré pour les anciens collectionneurs de vignettes Panini et leur descendance. Handball, foot, basket, les amoureux de ballons ronds n’ont que l’embarras du choix, dans la région. Avec les troisièmes mi-temps qui s’éternisent pour certains d’entre eux, après le savonnage dans des vestiaires exigus et impropres au confort des sportifs qui recherchaient avant tout à éliminer la sueur. Après la sueur, très souvent, ce sont les vapeurs de l’alcool qui continuaient à enivrer les sportifs souvent contents de leurs exploits obtenus avec toute l’agressivité nécessaire, qui leur valaient très souvent des cartons jaunes, voire des cartons rouges sur le rectangle vert liséré de blanc. Les arbitres n’étaient jamais très bien vus non plus. Il faut dire qu’ils se mêlaient rarement à la liesse générale en cas de victoire, bien que très connus sur les terrains de football du district. Petits ponts, coups francs, corners étaient commentés sur les terrains, et beaucoup moins les crocs-en-jambe ou les pichenettes du pied. Les petites équipes rencontrent très rarement les grandes. Certains joueurs organisent toutefois du covoiturage pour aller voir leurs équipes favorites, entre les verts de l’AS Saint-Etienne, les Merlus de Lorient ou les Parisiens du PSG. A chaque vignette Panini son joueur favori. Outre les vignettes Panini, on collectionne aussi les bouteilles. Heineken, 1664, Pernod-Ricard, William Peel. Il y avait peu de choix mais il y en avait pour tous les goûts de ces footeux un peu bois sans soif. Ils aiment faire la fête qui consiste généralement à boire de l’alcool jusqu’à plus d’heure, profitant de l’euphorie d’une victoire ou d’une défaite pour s’engloutir quelques litres d’alcools, forts ou non. On se retrouvait entre mecs qui partagent la même passion du sport et du décapsuleur. Les liquides coulent à flot et les tables sont pleines de ces gaillards footballeurs, entraîneurs et autres dirigeants qui portent tous le même maillot et les mêmes couleurs, surtout le rouge qui plaque sur leurs joues après l’effort, la douche, et la troisième mi-temps. Mais il fallait avant tout pouvoir se fournir en alcools. C’était toute une organisation qui avait réussi à être parallèle à Saint-Avit-les-Monts, entre Monclair, la mairie, le presbytère et le stade de football toujours bien entretenu par les employés municipaux. Pelouse bien tondue, mains courantes toujours bien blanches et le marquage du terrain était toujours impeccable. Entre Saint-Avit-les-Monts et le club de football, l’entente n’était pas forcément parfaite et toujours au beau fixe, les dirigeants étant toujours exigeants, mais c’était un bon moyen d’occuper les jeunes et leurs papas. Quelques filles se risquaient parfois à la pratique de ce sport longtemps marqué par le sceau du masculin, mais depuis la victoire de la France en coupe du monde de football en 1998, la liesse générale avait gagné le cœur des filles. Quelques petites filles venaient parfois faire quelques passes, mais elles étaient souvent reléguées, tout comme les équipes de seniors dont les cadors avaient la bedaine qui se faisait remarquer sur les terrains. Cela se voyait avec les maillots de foot qui ne leur allaient pas toujours à quelques époques de l’année. L’hiver, malgré les entraînements nocturnes à la lueur des lampadaires, les bœufs bourguignons et les blanquettes de veau avaient du mal à s’éliminer, surtout quand elles étaient arrosées avec du vin au cours de repas toujours trop copieux.