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LA PULSATILE Pouls de récits fragmentés

Où en sont les coings

Nature et Culture
Où en sont les coings

Elle est fatiguée la fille sur la photo. Elle se souvient qu’elle avait regardé sa mère cueillir des grappes de raisin dans son pré, ramasser des pommes pourries en les faisant rouler pour qu’elles atteignent le pied du pommier, elle a fait la même chose avec les coings. Petite excursion dans le pré, à Saint-Avit, chez les Testault, ce pré où n’a jamais poussé de blé, ce pré où paissaient les bœufs en bordure de Loir, près de l’abbaye de Saint-Avit. Plus rien aujourd’hui des abbesses de Saint-Avit, à part un trésor conservé à mille lieues de là. Le trésor aujourd’hui c’est ce Loir qui joue les abaisse. Le Loir baisse à vue d’œil. Il ne borde plus les moulins, ne protège plus les berges. On lui en demande trop à ce Loir. Il irrigue les champs de maïs, ces champs de maïs qui n’ont rien à faire là. La fille sur la photo est fatiguée de retenir ses émotions. Elle n’en peut plus de ce voisinage qui la pille, qui la dépouille et qui dévalise les moindres de ses émotions. Elle est à fleur de peau la fille sur la photo. Elle aimerait être une justicière. Elle ne se voit plus très bien, ne sait plus ce qu’elle ressent. Elle regarde juste sa mère rassembler les pelotes de laine noires et rouges. « Un nouveau pull pour toi maman ? », « Je ne sais pas, je vais voir », des pelotes de laine distendues avec une laine de bonne qualité mais grossière pour faire des pulls grossiers au point de jersey. Elle n’a jamais pu apprendre à tricoter la fille sur la photo. Elle faisait des trous en oubliant des mailles. Elle ne sait pas compter la fille sur la photo qui est fatiguée d’avoir trop regardé sa mère travailler à sa place. Elle l’a pompée, sa mère. La fille sur la photo est pompée par ses propres émotions, de voir sa mère vieillir aussi mal. Ça la pompe de voir sa mère vieillir mal. Elle vieillit mais ne s’use pas autant qu’elle le pensait. Elle raconte les mêmes choses, des histoires de croissants trop chers, des histoires de points de tricot, des histoires d’ourlet qu’il faut savoir faire, des histoires d’enterrements, de personnes malades, de personnes qui ont perdu la tête, de personnes qui vieillissent mal, comme elle. Des histoires avec des trous dedans. Elle oublie toujours ses mots, sa mère. Elle ne sait plus construire une phrase sans chercher ses mots et chercher les noms des gens dont elle veut parler. Elle n’est pas à la maison de retraite, sa mère, et elle a une vie active, beaucoup plus qu’elle. Gym, relaxation, yoga, kiné, de quoi se maintenir en forme et faire marcher le peu de musculature qui reste sous la graisse. Elle aussi est replète, elle est en surpoids parce qu’elle a des repas anarchisants. Sa vie à elle est une anarchie. Elle ne fait jamais le ménage ou si peu. Elle n’a pas d’aspirateur satisfaisant et surtout n’aspire à rien. Elle n’aspire à rien d’autre qu’une vie morne et tranquille pleine de rêveries et d’absolus non assouvis. Elle sent l’obsolescence arriver. Elle se trouve obsolète et pas assez cartésienne pour arriver à sortir la tête de l’eau. Elle n’a jamais voulu d’une vie comme celle des autres. Elle voulait entrer en religion, en religion cartésienne mais avait raté sa vie. Elle se sentait comme cette pomme de pin que l’on ramasse à l’automne et que l’on prolonge pour en faire une décoration pour la table de Noël. Elle se sentait déjà en prolongation. Elle était à l’automne de sa vie et se pensait déjà en plein hiver. C’est qu’elle fréquentait sa mère. Sa mère lui prenait toute son énergie. Sa mère qui se demandait ce que l’on allait pouvoir faire d’elle. Elle n’était pas un rebut mais était à côté de sa vie. Elle n’avait jamais rencontré la vie. Mais qu’est-ce qu’était la vie ? Avoir un beau métier, avoir un beau mari, avoir des enfants, avoir une belle maison, avoir une belle voiture, avoir une belle piscine ? Non, pour elle, réussir sa vie, c’était avoir un bel ordinateur. Elle vivait derrière l’écran de son ordinateur. Elle ouvrait sa fenêtre d’internet et ne se sentait plus vieillir. Sa mère lui mangeait tout l’espace, toute sa matérialité. Elle n’avait pas envie de matérialité, juste assez pour vivre sans avoir besoin des deniers des autres. Elle n’avait pas envie que son ordinateur vieillisse mal. Sur la photo elle était fatiguée. Elle se demandait quelle tête ça lui ferait cette photo dans le pré. C’était un selfie. Un selfie dans le pré la rendait toujours plus jolie.

« Ca va, tu as bien dormi ? », lui avait demandé sa mère.

« Non, j’ai rêvé de chiens que tu ne pouvais pas avoir. J’ai rêvé que tu ne pouvais pas avoir de chiens. Ça m’a réveillée à 4 heures du matin et après je ne me suis pas rendormie », avait répondu la fille. Elle était fatiguée, fatiguée d’avoir écouté sa mère parler des mêmes choses. Toujours les mêmes thèmes : ce qu’il y avait dans les magasins et les supermarchés, ce qu’elle avait mangé et ce qu’elle allait manger, le cours de la vie et ce qui est côté en bourse. Moins important à ses yeux, le niveau du Loir. Le Loir est à un niveau inquiétant. Il ne protège plus les berges. Elle ne les a pas prises en photo mais les berges du pré s’érodent. Les arbres sont proches du déracinement. Dans le pré d’en face, seules les ronces poussent encore sur les berges. Un pré où l’on avait fait du foin cet été avec une vieille faucheuse-lieuse. Du matériel d’avant-guerre, les ballots étaient mal liés et mal fagotés. Ils s’étaient tous débottés.

La question n’était pas si elle avait bien ou mal dormi mais plutôt ce qu’elle allait faire de ses journées maintenant qu’elle était arrêtée. Allait-elle continuer à vivre sur le même train sans entrain ? Allait-elle regarder pousser ses succulentes sans le moindre artifice ? Quelle reconversion possible à cinquante ans passés qui ne l’ont pas encore entièrement tassée ? Elle en avait assez de sa vie de bibliothécaire à rappeler le règlement de la médiathèque à chaque lecteur. Il n’y avait plus trop de lecteurs justement. La médiathèque était en déficit de lecteur et tout se dématérialisait. Les livres, les films, la musique. Tout se dématérialisait de plus en plus depuis la crise du Covid. Oh, ce n’était pas toujours bien flagrant mais le smartphone avait tout mangé. Il avait tout lu, tout écouté, tout regardé, tout bu aussi d’un seul coup. Le smartphone avait bu tout le Loir. Il lui fallait beaucoup de débit pour arriver à ses fins. Il fallait des antennes de téléphonie, il y en avait dans le cimetière et sur les châteaux d’eau désaffectés. Tout le débit du téléphone portable lui avait mangé la tête, à cette fille. Et pas qu’à cette fille. Cela mangeait la tête à toutes les générations, tout dépendait de l’heure de la journée. « Comment se défaire de ce nouvel indispensable ? » se demandait cette fille qui ne voyait plus trop comment organiser sa tête. Son smartphone avait remplacé le peu d’illusions qu’elle avait dans l’espèce humaine. Son smartphone avait eu raison d’elle. Elle ne pouvait pas remplacer cette machine qui la reliait à l’autre bout de la planète sans grande illusion sur ses voisins et son voisinage. Elle n’avait envie de rien. Qu’allait-elle faire pour agrémenter ses lendemains ? Rien ou plein de choses à la fois ? A quoi n’avait-elle pas droit ? De quoi avait-elle le droit ? Qui pour lui dire quel serait le meilleur chemin pour s’en aller vers une croix de chemin ? Où la mènerait cette croix qu’elle avait vue l’autre jour ?

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